Nicole Estienne LIÉBAUT
Muses, qui chastement passez votre bel âge
Sans vous assujétir aux loix du mariage,
Sachant combien la femme y endure de mal,
Favorisez-moi tant que je puisse décrire
Les travaux continus et le cruel martyre
Qui sans fin nous tallonne en ce joug nuptial.
Du soleil tout voyant la lampe journalière
Ne saurait remarquer, en faisant sa carrière,
Rien de plus misérable et de plus tourmenté
Que la femme sujette à ces hommes iniques
Qui, dépourvus d’amour, par leurs loix tyraniques,
Se font maîtres du corps et de la volonté.
Ô grand Dieu tout-puissant ! si la femme, peu caute (1)
Contre ton saint vouloir avoit fait quelque faute,
Tu la devais punir d’un moins aigre tourment ;
Mais, las ! ce n’est pas toi, Dieu rempli de clémence,
Qui de tes serviteurs pourchasses la vengeance :
Tout ce malheur nous vient des hommes seulement.
Voyant que l’homme était triste, mélancolique,
De soi-même ennemi, chagrin et fantastique,
Afin de corriger ce mauvais naturel,
Tu lui donnas la femme, en beautés excellente,
Pour fidèle compagne, et non comme servante,
En chargeant à tous deux un amour mutuel.
Ô bien heureux accord ! ô sacrée alliance !
Present digne des cieux, gracieuse accointance,
Pleine de tout plaisir, de grâce et de douceur,
Si l’homme audacieux n’eut, à sa fantaisie,
Changé tes douces lois en dure tyrannie
Ton miel en amertume, et ta paix en rigueur !
À peine maintenant sommes-nous hors d’enfance,
Et n’avons pas encor du monde connaissance,
Que vous tâchez dejà par dix mille moyens,
Par présents et discours, par des larmes contraintes,
À nous embarasser dedans vos labyrintes,
Vos cruelles prisons, vos dangereux liens.
Et comme l’oiseleur, pour les oiseaux attraire
En ses pipeuses rets (2), sait sa voix contrefaire,
Aussi vous, par écrits cauteleux (1) et rusés,
Faites semblant d’offrir vos bien humbles services
À nous, qui, ne sachant vos fraudes et malices,
Ne pensons que vos cœurs soient ainsi déguisés.
Nous sommes votre cœur, nous sommes vos maîtresses
Ce ne sont que respects, ce ne sont que caresses ;
Le ciel, à vous ouïr, ne vous est rien au pris ;
Puis vous savez donner quelque anneau, quelque chaîne,
Pour nous réduire après en immortelle gêne.
Ainsi par des appas le poisson se sent pris.
Mais quelle deité ne serait point surprise
En vous voyant user de si grande feintise ?
Et voyant de vos yeux deux fontaines couler,
Qui penserait, bon Dieu ! qu’un si piteux visage,
Avec la cruauté d’un déloyal courage,
Couvassent le poison sous un brave parler ?
Ainsi donc, nous laissons la douceur de nos mères,
La maison paternelle, et nos sœurs et nos frères,
Pour à votre vouloir, pauvrettes, consentir ;
Et un seul petit mot promis à la légère
Nous fait vivre à jamais en peine et en misère,
En chagrin et douleur par un tard repentir.
Le jour des noces vient, jour plein de fâcherie,
Bien qu’il soit déguisé de fraude et tromperie,
Borne de nos plaisirs, source de nos tourments.
Si de bon jugement nos âmes sont atteintes,
Nous découvrons à l’œil que ces liesses feintes
Ne servent en nos maux que de déguisement.
Le son des instruments, les chansons nompareilles,
Qui d’accords mesurés ravissent les oreilles,
Les chemins tapissés, les habits somptueux,
Les banquets excessifs, la viande excellente,
Semblent représenter la boisson mal plaisante,
Où l’on mêle parmi quelque miel gracieux.
Encore maintenant, pour faire un mariage,
On songe seulement aux biens et au lignage,
Sans connaître les mœurs et les complexions ;
Par ainsi, ce lien trop rigoureux assemble
Deux contraires humeurs à tout jamais ensemble,
Dont viennent puis après mille discensions.
On ne saurait penser combien la jeune femme
Endure de tourment et au corps et à l’âme,
Sujette à un vieillard rempli de cruauté
Qui jouit à son gré d’une jeunesse telle
Pour ce qu’il la veut faire ou dame ou damoiselle,
Et pour ce qu’il est grand en biens et dignité.
Lui qui avait coutume auparavant, follâtre,
De diverses amours ses jeunes ans ébattre,
Entretenant sa vie en toute oisiveté,
Se sent or’ accablé de quelque mal funeste,
Qui, malgré qu’il en ait, dans son lit le moleste,
Assez digne loyer de sa lubricité.
La femme prend le soin d’apprêter les viandes
Qui au goût du vieillard seront les plus friandes,
Sans prendre aucun repos ni la nuit ni le jour ;
Et lui, se souvenant de sa folle jeunesse,
Si tant soit peu sa femme aucune fois le laisse,
Pense qu’elle lui veut jouer un mauvais tour.
Et lors c’est grand pitié : car l’âpre jalousie
Tourmente son esprit, le met en frénésie,
Et chasse loin de lui tout humain sentiment.
Les plus aigres tourments des âmes criminelles
Ne sont pour approcher des peines moins cruelles
Que cette pauvre femme endure injustement.
Aussi voit-on souvent qu’un homme mal-habile,
Indigne, épousera quelque femme gentille,
Sage, de rare esprit et de bon jugement,
Mais lui, ne faisant cas de toute sa science
(Comme la cruauté suit toujours l’ignorance),
L’en traitera plus mal et moins humainement.
Au lieu que si c’était un discret personnage,
Qui avec le savoir eut de raison l’usage,
Il la rechercherait et en ferait grand cas,
Se réputant heureux que la grâce divine
D’un don si precieux l’aurait estimé digne.
Mais certes un tel homme est bien rare ici-bas.
Si le cynique grec, au milieu d’une ville,
N’en peut trouver un seul entre plus de dix mille,
Tenant en plein midi la lanterne en sa main,
Je pense qu’il faudrait une torche bien claire
En ce temps corrompu, et se pourrait bien faire
Qu’on dépenserait le temps et la lumière en vain.
Car vraiment c’est l’esprit et cette âme divine,
Reconnaissant du ciel sa première origine,
Qui fait le vertueux du nom d’homme appeller,
Et non pas celui-là qui seulement s’arrête
Au corruptible corps, commun à toute bête
Qui vit dessous les eaux, sur la terre ou en l’air.
Il serait donc besoin de grande prévoyance
Ainsi que faire un accord d’une telle importance,
Qui ne peut seulement que par mort prendre fin,
Attendu pour certain que ce n’est chose aisée,
À quelque homme que soit une femme épousée,
De la voir sans ennui, sans peine et sans chagrin.
S’elle en épouse un jeune, en plaisirs et liesse,
En délices et jeux passera sa jeunesse,
Dépensera son argent sans qu’il amasse rien.
Bien que sa femme soit assez gentille et belle,
Si aura-il toujours quelque amie nouvelle,
Et sera reputé des plus hommes de bien.
Car c’est par ce moyen que l’humaine folie
A du grand Jupiter la puissance établie,
Pour ce que, méprisant sa Junon aux beaux yeux,
Sans esclaver son cœur sous le joug d’hymenée,
Suivant sa volonté lâche et désordonnée,
Il sema ses amours en mille et mille lieux.
Et quoi ! voyons-nous pas qu’ils confessent eux-mêmes,
Si l’on se sent épris de quelque amour extrême,
Pour en être délivré il se faut marier,
Puis, sans avoir égard à serment ni promesses,
Faire ensemble l’amour à diverses maîtresses,
Et non en un endroit sa volonté fier.
Si c’est quelque pauvre homme, hélas ! qui pourrait dire
La honte, le mépris, le chagrin, le martyre
Qu’en son pauvre ménage il lui faut endurer !
Elle seule entretient sa petite famille,
Elève ses enfans, les nourrit, les habille,
Contre-gardant son bien pour le faire durer.
Et toutes fois encor l’homme se glorifie
Que c’est par son labeur que la femme est nourrie,
Et qu’il apporte seul ce pain à la maison.
C’est beaucoup d’acquérir, mais plus encor je prise
Quand l’on sçait sagement garder la chose acquise :
L’un dépend de fortune, et l’autre de raison.
S’elle en épouse un riche, il faut qu’elle s’attende
D’obéir à l’instant à tout ce qu’il commande,
Sans oser s’enquérir pour quoi c’est qu’il le fait.
Il veut faire le grand, et, superbe, dédaigne
Celle qu’il a choisie pour épouse et compagne,
En faisant moins de cas que d’un simple valet.
Mais que lui peut servir d’avoir un homme riche,
S’il ne laisse pourtant d’être vilain et chiche ?
S’elle ne peut avoir ce qui est de besoin
Pour son petit ménage ? Ou si, vaincu de honte,
Il donne quelque argent, de lui en rendre compte,
Comme une chambrière, il faut qu’elle ait le soin.
Et cependant monsieur, étant en compagnie,
Assez prodiguement ses écus il manie,
Et hors de son logis se donne du bon temps ;
Puis, quand il s’en revient, fâché pour quelque affaire,
Sur le seuil de son huis laisse la bonne chère (3)
Sa femme a tous les cris, d’autres le passe-temps.
Il cherche occasion de prendre une querelle,
Qui sera bien souvent pour un bout de chandelle,
Pour un morceau de bois, pour un verre cassé.
Elle, qui n’en peut mais, porte la folle enchère,
Et sur elle à la fin retombe la colère
Et l’injuste courroux de ce fol insensé.
Ainsi de tous côtés la femme est misérable,
Sujette à la merci de l’homme impitoyable,
Qui lui fait plus de maux qu’on ne peut endurer.
Le captif est plus aise, et le pauvre forçaire (4)
Encor en ses malheurs et l’un et l’autre espère ;
Mais elle doit sans plus à la mort espérer.
Ne s’en faut ébahir, puis qu’eux, pleins de malice,
N’ayant autre raison que leur seule injustice,
Font et rompent les lois selon leur volonté,
Et, usurpants tous seuls, à tort, la seigneurie
Qui de Dieu nous était en commun départie,
Nous ravissent, cruels ! la chère liberté.
Je laisse maintenant l’incroyable tristesse
Que cette pauvre femme endure en sa grossesse ;
Le danger où elle est durant l’enfantement,
La charge des enfans, si pénible et fâcheuse ;
Combien pour son mari elle se rend soigneuse,
Dont elle ne reçoit pour loyer que tourment.
Je n’aurai jamais fait si je veux entreprendre,
Ô Muses ! par mes vers de donner à entendre
Et notre affliction et leur grand’ cruauté,
Puis, en renouvellant tant de justes complaintes,
J’ai peur que de pitié vos âmes soient atteintes,
Voyant que votre sexe est ainsi maltraité.
(1) prenant ses précautions, prévoyant : du latin cautus
(2) filets
(3) sur le seuil de sa maison laisse son bon visage
(4) forcer - en occitan : viol aggravé